Un moulin vendu comme bien national et non utilisé depuis 1928 est fondé en titre tant que la possibilité d’utiliser la force motrice de l’ouvrage subsiste pour l’essentiel, et une augmentation de puissance ne le fait pas disparaître (Conseil d’État 5 juillet 2004 )
Conseil d’État
statuant
au contentieux
Lecture du 5 juillet 2004 (extraits)
Considérant que sont regardées comme fondées en titre ou ayant une existence légale, les prises d’eau sur des cours d’eaux non domaniaux qui, soit ont fait l’objet d’une aliénation comme bien national, soit sont établies en vertu d’un acte antérieur à l’abolition des droits féodaux ;
qu’une prise d’eau est présumée établie en vertu d’un acte antérieur à l’abolition des droits féodaux dès lors qu’est prouvée son existence matérielle avant cette date ;
Considérant que la SA LAPRADE ENERGIE a fait valoir devant les juges du fond, d’une part, que le moulin Vignau ou moulin de Buziet, situé sur le gave d’Ossau dans les Pyrénées-Atlantiques, a été édifié antérieurement à l’abolition des droits féodaux,
d’autre part, qu’il a fait l’objet d’une vente comme bien national ;
Considérant que s’il appartenait à la cour administrative d’appel de Bordeaux d’apprécier souverainement la valeur probante des pièces produites devant elle par la société requérante, tendant à établir l’existence matérielle du moulin Vignau antérieurement à l’abolition des droits féodaux, en revanche la cour, en ne répondant pas au second moyen développé devant elle par la SA LAPRADE ENERGIE, tiré de la vente du moulin Vignau comme bien national, n’a pas donné de base légale à sa décision ;
qu’ainsi, la SA LAPRADE ENERGIE est fondée à demander l’annulation de l’arrêt attaqué ;
Considérant qu’en vertu de l’article L. 821-2 du code de justice administrative, il y a lieu de régler l’affaire au fond ;
Considérant que par la décision attaquée, le préfet des Pyrénées-Atlantiques a rejeté la demande de la SA LAPRADE ENERGIE tendant à ce que soit reconnu comme fondé en titre le moulin Vignau acquis par elle le 16 mai 1931 au double motif, d’une part, qu’à défaut de preuve de l’existence matérielle de l’ouvrage avant l’abolition des droits féodaux, celui-ci ne pouvait être regardé comme fondé en titre, d’autre part, qu’en tout état de cause , le droit fondé en titre à le supposer établi était éteint, faute de justifier d’une exploitation qui semble avoir cessé depuis la crue de 1928 ruinant le barrage ;
Considérant qu’il appartient au juge de plein contentieux de se prononcer tant sur l’existence du droit d’usage de l’eau fondé en titre attaché au moulin Vignau que sur le maintien de ce droit ;
Sur l’existence du droit fondé en titre :
Considérant qu’il résulte de l’instruction que le moulin Vignau, qui a fait l’objet d’un acte d’inventaire et de séquestre du 24 mars 1792, puis a été compris dans une vente de biens aliénés au profit de la Nation à la suite de la mainmise de l’Etat sur les biens des émigrés en vertu de la loi des 9 et 12 février 1792, doit être regardé comme fondé en titre ;
Sur l’extinction du droit fondé en titre :
Considérant que la force motrice produite par l’écoulement d’eaux courantes ne peut faire l’objet que d’un droit d’usage et en aucun cas d’un droit de propriété ;
qu’il en résulte qu’un droit fondé en titre se perd lorsque la force motrice du cours d’eau n’est plus susceptible d’être utilisée par son détenteur, du fait de la ruine ou du changement d’affectation des ouvrages essentiels destinés à utiliser la pente et le volume de ce cours d’eau ;
qu’en revanche, ni la circonstance que ces ouvrages n’aient pas été utilisés en tant que tels au cours d’une longue période de temps, ni le délabrement du bâtiment auquel le droit d’eau fondé en titre est attaché, ne sont de nature, à eux seuls, à remettre en cause la pérennité de ce droit ;
Considérant ainsi que la non-utilisation du moulin Vignau depuis 1928 n’est pas de nature à remettre en cause le droit d’usage de l’eau, fondé en titre, attaché à cette installation ;
que si l’administration fait état de la ruine du barrage, elle n’apporte pas la preuve de cette allégation et, notamment, ne fournit aucune précision sur la nature des dommages subis à l’occasion de la crue centennale de 1928 ;
qu’en revanche la SA LAPRADE ENERGIE fait valoir, sans être contredite sur ces différents points, que le canal d’amenée n’est qu’obstrué par les travaux de terrassement entrepris dans le cadre d’une autorisation préfectorale accordée le 8 juillet 1983 puis annulée par le juge administratif ;
que le canal de fuite, s’il est envahi par la végétation, demeure tracé depuis le moulin jusqu’au point de restitution ;
qu’il pourrait être remédié à la dégradation subie en son centre par la digue, qui consiste pour partie en un banc rocheux naturel, par un simple apport d’enrochement ;
qu’ainsi, la possibilité d’utiliser la force motrice de l’ouvrage subsiste pour l’essentiel ;
qu’il suit de là que c’est à tort que le préfet des Pyrénées-Atlantiques a considéré que le droit fondé en titre de la SA LAPRADE ENERGIE était éteint ;
Sur le nouveau motif, invoqué par l’administration, tiré de l’augmentation de la puissance de l’ouvrage :
Considérant que le préfet des Pyrénées-Atlantiques, à l’appui de ses conclusions de première instance et d’appel, invoque, pour établir la légalité de la décision attaquée, un autre motif tiré de ce que l’installation aurait fait l’objet de modifications substantielles de nature à augmenter la force motrice produite au-delà de la consistance originelle du droit fondé en titre ;
Considérant qu’en vertu de l’article 1er de la loi du 16 octobre 1919 relative à l’utilisation de l’énergie hydraulique, Nul ne peut disposer de l’énergie des marées, des lacs et des cours d’eau, quel que soit leur classement, sans une concession ou une autorisation de l’État ;
qu’en application de l’article 2, sont placées sous le régime de la concession les entreprises dont la puissance excède 4 500 kilowatts et sous le régime de l’autorisation les autres entreprises ;
que l’article 29 de la loi exempte les usines ayant une existence légale de la soumission à ces régimes ;
Considérant qu’un droit fondé en titre conserve la consistance qui était la sienne à l’origine ;
que dans le cas où des modifications de l’ouvrage auquel ce droit est attaché ont pour effet d’accroître la force motrice théoriquement disponible, appréciée au regard de la hauteur de la chute d’eau et du débit du cours d’eau ou du canal d’amenée, ces transformations n’ont pas pour conséquence de faire disparaître le droit fondé en titre, mais seulement de soumettre l’installation au droit commun de l’autorisation ou de la concession pour la partie de la force motrice supérieure à la puissance fondée en titre ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que le nouveau motif invoqué par l’administration pour fonder sa décision, tiré de l’augmentation de la force motrice disponible du moulin Vignau à la suite de la surélévation du barrage et de l’accroissement du débit du canal d’amenée, ne serait, en tout état de cause, pas de nature à justifier légalement que soit déniée à la société requérante la détention d’un droit fondé en titre pour la partie de la force motrice existant à l’origine ;
Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que la SA LAPRADE ENERGIE est fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Pau a rejeté ses conclusions tendant à l’annulation de la décision du préfet des Pyrénées-Atlantiques en date du 23 décembre 1993 ;
Sur les conclusions tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :
Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative et de mettre à la charge de l’Etat la somme de 3 000 euros que demande la SA LAPRADE ENERGIE au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;
D E C I D E :
Article 1er : L’arrêt du 14 mars 2002 de la cour administrative d’appel de Bordeaux et le jugement du 7 avril 1998 du tribunal administratif de Pau sont annulés.
Article 2 : La décision du 23 décembre 1993 du préfet des Pyrénées-Atlantiques est annulée.
Article 3 : L’Etat versera à la SA LAPRADE ENERGIE une somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la SA LAPRADE ENERGIE et au ministre de l’écologie et du développement durable.
Voir le texte intégral (.PDF,237 Ko) communiqué par Marc Nicaudie, Veille Juridique Permanente de l’Association des Riverains de France 66, rue La Boëtie 75008 PARIS, octobre 2004....
Commentaire lu sur http://texteau.ecologie.gouv.fr:
Cet arrêt du Conseil d’Etat est important à plusieurs égards.
En effet en premier lieu, il diverge quelque peu par rapport à la doctrine admise jusque là (voir P. MAGNIER. « Le droit des titulaires d’ouvrages fondés en titre ») qui estimait qu’un droit fondé en titre ne se perdait pas, même lorsque l’ouvrage était ruiné voire totalement disparu, seul étant susceptible de se perdre le droit à indemnisation. Désormais la ruine de l’ouvrage ou le changement d’affectation des ouvrages essentiels (chute, bief de dérivation) destinés à utiliser la pente et le volume du cours d’eau (c’est-à-dire tout ce qui concerne la hauteur de chute et le débit dérivé dont le produit constitue la puissance maximale brute), sont de nature à entraîner la perte du droit. Par « changement d’affectation », on entend l’utilisation à des fins autres qu’énergétique comme l’irrigation, la pisciculture, les loisirs… Si les ouvrages essentiels demeurent en état de fonctionnement ou si l’affectation n’a pas été changée, peu importe que ceux-ci n’aient pas été utilisés pendant une longue période de temps ou que le bâtiment auquel le droit d’eau est attaché, soit délabré.
En second lieu, en reconnaissant explicitement le caractère de plein contentieux attaché au contentieux des droits d’usage de l’eau fondés en titre, le Conseil d’Etat complète la constitution d’un « bloc de plein contentieux » dans le domaine de l‘eau entamé avec les arrêts ADAM et GOTTI du 31 juillet 1996, n° 171022 et 167689 (prise en compte de l’article L. 214-10 du code de l’environnement pour les décisions intervenant en police de l’eau) et poursuivie avec les décisions prises au titre de la police de l’énergie (CE, 31 mars 2004, M. et Mme GASTON, n° 250378), dont on rappellera, conformément à l’article L. 214-5 du même code, qu’elles le sont en réalité au double titre de la police de l’eau et de la police de l’énergie (voir note P. SABLIERE sous l’arrêt LAPRADE, AJDA 22 novembre 2004 p. 2219).
Enfin, par homothétie avec la Cour de cassation (3ème chambre civile, 1er avril 1992), cet arrêt confirme que l’abandon d’un droit fondé en titre ne se présume pas mais doit résulter d’un acte positif, telle une renonciation expresse, et non de la simple inaction de son titulaire (voir également CAA Bordeaux, 23 octobre 2003, M. ARRIAU, n° 99BX02022, Pan’Eaurama n° 7, p. 21).